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Le vicus des Canabae, faubourg d'Argentorate

Par Erwin Kern

La ville de Strasbourg trouve ses origines dans le camp d'Argentorate, établi par les Romains au bord du Rhin vers avant J.-C. L'agglomération civile qui s'est développée près de ce camp, comme un faubourg extra-muros, fut d'abord essentiellement composée d'habitations légères appelées, d'un terme d'argot militaire, les canabaeelle s'étendit particulièrement vers l'ouest, à l'emplacement de l'actuel faubourg Koenigshoffen, et se dota d'une parure monumentale le long de ses principales artères.

les découvertes et observations archéologiques ponctuelles n'ont pas encore permis de reconnaître précisément la topographie du site; mais des indices laissent supposer qu'une organisation spatiale existait non seulement à l'intérieur du camp, mais aussi dans les canabae et la campagne environnante.

L'implantation d' ARGENTORATE sur le Rhin turbulent:
Les Romains cherchaient à s'installer au plus près du fleuve-frontière, afin de mieux en contrôler le passage. Le camp d'Argentorate fut en effet construit non pas sur la hauteur de la terrasse loessique qui domine toute la plaine rhénane, mais sur un épi de cette terrasse, devant un bras majeur du fleuve, dont le lit est aujourd'hui occupé par l'un de ses affluents, l'Ill, alors que d'autres bras du Rhin ont été remblayés (par exemple rue d'Or et rue des Bouchers).

Avant la régularisation du fleuve, au milieu du XIXème siècle, ses divagations s'étalaient en moyenne sur 5 km de large; seuls les nautes expérimentés pouvaient en reconnaître le lit principal. Mais Argentorate n'a pas été implanté sur une île, comme on le prétend généralement; malgré sa faible altitude, le site n' était pas réellement menacé par les inondations. Bien des hypothèses ont été formulées à propos de l'origine celto-latine de son nom, qui signifierait: éminence fortifiée (rat)sur la rivière argenta;on peut y voir aussi l'évocation de l'or argentifère que le Rhin déposait sur les berges et qui, depuis l'époque celtique, attirait les populations au bord de ses méandres.

Un camp légionnaire mieux cerné:
Il semble que le premier camp fut fondé dans le cadre de la fortification du front décidé par Drusus et construit par des détachements de troupes venus de Mayence - centre militaire de la Germanie supérieure, dont dépendait Argentorate ­parmi lesquels l'aile de cavalerie Ala Gallarum Petriana. Ils furent relayés par la IIe légion Augusta. A partir du Ier siècle jusqu'à la fin du IVe siècle, Argentorate fut le camp principal de la
VIIIe légion Augusta.

Les murailles de l'enceinte ont toujours fasciné les historiens. Elles ont été étudiées et décrites, notamment en I927 par Robert Forrer, conservateur du musée gallo-romain, qui différencia les fortifications des Haut- et Bas-Empire. On sait de longue date que deux rues de la vieille ville se coupant à angle droit, la rue des Hallebardes et la rue du Dôme, correspondent à la via praetaria et à la via principalis. La surveillance archéologique suscitée par l'expansion immobilière des années 1970 nous a permis de découvrir au bord de la via princpalis les thermes, dont la présence à l'intérieur d'un camp est remarquable, ainsi qu'une résidence de tribuns aux pièces chauffées, dont le luxe est suggéré par le reste de pavement en mosaïque retrouvé sous la cathédrale; nous avons pu également reconnaître en 1972 la porte décumane et proposer une nouvelle lecture de l'organisation du camp.

Un siècle d'exploration du centre ville:
Dès la fin du siècle dernier, les travaux pour la pose du tout-à-l'égout et la construction des premiers grands hôtels et magasins, notamment près de la place Kléber (Maison Rouge et Magmod) , furent surveillés par un personnel municipal et des bénévoles sensibilisés à l'archéologie. Après la dernière guerre, Jean-Jacques Hatt, directeur des Antiquités, a développé des fouilles stratigraphiques dans les quartiers sinistrés du quartier Saint-Thomas et des places Gutenberg et Kléber. A partir de la fin des années 1960, le service des fouilles, avec peu de moyens, multiplia ses interventions dans les nombreux travaux urbains. Depuis une dizaine d'années, les opérations archéologiques entraînées par la construction d'immeubles, de par­kings et des premières lignes du tramway bénéficient du soutien financier des aménageurs.

Des canabae et des canabenses:
D'impressionnants remblais calcinés attestent la prédominance d'habitats en bois et en terre, qui furent incendiés au III' siècle, probablement au cours d'invasions successives des Alamans. Sur les sols en terre battue se trouvent encore des foyers, aménagés en briques, témoins des activités domes­tiques. Certaines pièces étaient dotées d'un plancher et souvent les panneaux de pisé des murs à pans de bois, par un raffinement inattendu, avaient été recouverts d'un enduit peint. La plupart des maisons étaient équipées d'une cave. On a retrouvé aussi de nombreux puits-tonneaux ainsi que des fosses à déchets et des latrines profondes, riches en mobilier archéologique et en informations sur la vie matérielle.

Au milieu de ces quartiers, des vestiges de maisons maçonnées attestent la présence d'habitants plus aisés qui, déjà à la fin du Ier siècle, s'adressaient à des artisans de qualité ou à des artistes pour faire décorer leur demeure.

Les noms des canabenses, qui ont fait l'objet d'une étude du professeur Jean-Jacques Hatt, étaient en majorité de consonance latine; bon nombre d'habitants étaient originaires de la Gaule du Sud et de la vallée du Rhône; d'autres, venus des pays danubiens et orientaux, avaient probablement été attirés dans la région par ses débouchés commerciaux.

Des carrefours placés sous la protection divine:
Maintes activités devaient animer les quartiers, quadrillés de rues engravillonnées dont on a relevé des tronçons, parfois des traces de fossés latéraux, et particulièrement une large artère, le cardo maximus, reconnu place Kléber. Les vestiges d'insulae, inscrits dans un système régulier, répondent à deux orientations majeures. Près du cardo se dressait une colonne jovienne, type de monument particulier à la région rhénane, généralement élevé aux carrefours principaux du réseau viaire. Près d'un autre carrefour au nord de l'agglomération (place Saint-Pierre-Le-Jeune) , c'est un temple qui avait été érigé pour attirer sur les voyageurs la protection des déesses Quadriviae.

Le père Rhin:
Vers le sud, dans le quartier Saint-Thomas, correspondant au port antique, nous avons mis au jour en 1968 un autel à la dédicace exceptionnelle, adressée au Père Rhin par Oppius Severus, légat d'Auguste, commandant de la VIIIe légion au début du IIe siècle: RHENO PATRI OPPIVS SEVERVS LEG. AUG. C'est le seul témoin de la réalité de ce culte celto-germanique, connu surtout par des légendes et récupéré à travers les siècles par les idéologies nationalistes. Le geste d'Oppius Severus, sans aucun doute politique, vraisemblablement accompli au moment de son entrée en fonction, rappelle le culte rendu par les Romains au génie de Rome ; il avait certainement pour objectif d'assurer au légat non seulement la protection de la divinité locale, mais encore la reconnaissance de la population civile établie dans les canabae ; ce qui permet de supposer que le culte du Père Rhin était l'un des plus importants du lieu, et qu'un sanctuaire devait dominer le port.

Des édifices publics:
Des fragments d'inscriptions aux caractères monumentaux, retrouvés dans les fondations de l'enceinte du Bas-Empire, attestent la présence d'édifices publics dignes de former le cadre d'un forum. Dans le quartier de Saint-Pierre Le Jeune ont été mis au jour les vestiges du dispositif rayonnant d'un cuneus d'édifice de spectacle, théâtre ou amphithéâtre, où l'on pouvait assister à des représentations d'atellane ou à des combats de coqs, alors très populaires.

Vers les jardins des morts:
Les abords de la voie qui menait du camp vers la Gaule par Saverne (l'antique Tres Tabernae ) servaient de nécropole. On y a recueilli de beaux monuments funéraires, notamment de soldats et vétérans de la IIe légion. Même dans les insulae encore centrales (proches du camp) , des tombes à incinération et à inhumation avaient été enterrées à l'arrière des habitations, de part et d'autre de la voie. Les concessions funéraires s'étendaient ainsi sur environ 3 km, jusqu'à l'extrémité du faubourg actuel de Koenigshoffen.

Des piles ou petits mausolées du Ie siècle étaient entourés d'enclos. Au IIe siècle, il pouvait exister des concessions réservées aux membres d'un collège, dont les tombes n'étaient pas matérialisées individuellement à la surface du sol; ce qui expliquerait que plusieurs urnes cinéraires d'une nécropole très dense retrouvée dans l'ave­nue du cimetière Saint-Gall aient été recoupées par le fossoyeur au cours de recreusements successifs. Le sarcophage de Florentina, "mère incomparable et épouse très exceptionnelle", orné de part et d'autre de l'émouvante dédicace de la représentation d'une Parque à l'ouvrage, devait être exposé dans un caveau. Il date du Ille siècle, comme de grands blocs sculptés conservés au musée archéologique, qui faisaient partie de tombeaux fastueux avant d'être remployés dans la construction de l'enceinte du Bas-Empire.

C'est à partir de 1878, à la suite des impressionnantes fouilles réalisées par le chanoine Straub lors de la construction de la gare, que s'est imposée l'image de la fonction funéraire de Koenigshoffen. La plupart des centaines de tombes mises au jour datent de l'Antiquité tardive; plusieurs sarcophages contenaient comme mobilier funéraire de très beaux verres ornés de décors gravés (l'un d'eux représente Moïse faisant jaillir l'eau du rocher).

A l'extrémité ouest du faubourg, au lieu-dit Hohberg, les traces d'un très grand mausolée circulaire de 60 m de diamètre ont été retrouvées en 1995. Les tranchées de fondations, qui avaient été totalement épierrées, ont révélé le plan d'un couloir annulaire de 20 m de diamètre, aux contreforts semi-circulaires. Ce monument correspondrait à un tertre artificiel de 20 m environ de hauteur -peut-être à l'origine du nom du lieu­dit- qui devait être encore rehaussé de sculptures et de plantations. Sa situation dans la perspective du camp et son élévation lui assuraient d'être vu de tous les environs.

Le vicus canabarum:
Parmi les vestiges lapidaires retrouvés sur le site, un autel votif découvert en 1851 à l'angle de la rue du Schnokeloch est le témoin exceptionnel d'un culte de nature civique. D'après sa dédicace, il fut dédié en l'honneur de la maison divine au génie du vicus canabarum et des vicani, habitants du vicus, par Q. Martius Optatus, lequel avait fait don, avec l'autel, d'une colonne et d'une statue: IN H(onorem) D(omus) D(ivinae) / GENIO V1CI CA / NABAR(um) ET VI / CANOR(um) CANA / BENSIVM /Q. MARTIVS / OPTATVS / QVI COLVMNlAM / ET STATVAM / D(ono)D(edit).

La réalité du vicus n' est vraiment apparue qu' à partir des années 1970, au cours desquelles le faubourg a attiré les aménageurs sur les abords de sa rue principale, large artère rectiligne appelée route des Romains après avoir porté le nom tout aussi imagé de Stein Strasse. Les chantiers archéo­logiques ont mis en évidence les structures de la voie antique, longée par un profond fossé latéral, et des vestiges d'habitats correspondant à une occupation suivie du Ier au IIIe siècle. Des voies transversales ont été reconnues, permettant d'éta­blir les limites de quelques insulae. On a pu constater qu'en bordure de la voie principale l'alignement avait été souvent repris, les constructions riveraines ayant empiété sur la largeur de l' ager publicus à partir du Ile siècle au point d'atteindre, au IIIe siècle, la chaussée engravillonnée. L'extension de l'habitat au début du Ile siècle nécessita l'occupation de terrains jusqu'alors affectés à des concessions funéraires. C'est ainsi que la stèle de Quintus Sertorius, vétéran de la Ile légion, découverte en 1994, avait été enfouie dans une fosse spécialement creusée pour la recevoir, par un geste qui pourrait traduire le respect des nouveaux lotisseurs pour le culte des morts.

Les habitations étaient le plus souvent construites en pans de bois, lesquels étaient portés par des blocs de grès mortaisés posés sur une fondation de gravier ou de sable. Les parois de pisé étaient quelquefois revêtues d'enduits peints. Les sols de terre battue pouvaient être recouverts d'un plancher sur lambourdes, plus rarement d'un terrazzo. D'après les vestiges de fondations, quelques constructions étaient maçonnées; certaines étaient dotées d'un hypocauste. Beaucoup de maisons étaient pourvues d'une cave, généralement située le long de la chaussée; on y accédait par une rampe en terre battue en pente douce, ou plus exceptionnellement par un escalier taillé dans le loess ou construit en bois. Les parois du sous­sol étaient maintenues par des planches bloquées par une charpente reposant sur des blocs de grès.

Une couche de sable était répandue sur le sol pour absorber l'excès d'humidité; le long des parois, des banquettes de sable retenues par des poutrelles servaient à caler les amphores. Au milieu de la cave se trouvait une table en pierre à plateau circulaire et haut pied central. Parmi les remblais, les joints de mortier de toiture, blanchis à la chaux, témoignent d'un souci de la finition jusqu'à ce détail de la couverture.

L'étude du mobilier a permis de dater les occupations successives et de distinguer quelques activités de la vie quotidienne. Les divers produits d'importation - denrées et vaisselle - attestent l'origine méditerranéenne des habitants au début du Ier siècle; les lampes à huile et encriers, leur activité commerciale ou intellectuelle. Un lot d'instruments de chirurgie en bronze fut retrouvé dans les décombres d'une maison du IIIe siècle, peut­-être celle d'un médecin. A l'amère des habitations étaient installés des ateliers d'artisans dont subsistaient quelques fours de potiers, parfois regroupés, dans lesquels on avait cuit de la céramique usuelle, et un four de bronzier. Les scories retrouvées dans les remblais près de la route sont les vestiges d'une activité d'affinage du fer. La voie était sans doute jalonnée d'ateliers de charrons et de forgerons, comme d'auberges et de cabarets. A l'extrémité ouest du faubourg (à 3,5 km du camp), les installations de la tuilerie-briquetterie légionnaire ont été reconnues récemment. Cette industrie devait entraîner le passage fréquent des soldats et favoriser leurs contacts avec les habitants.

Koenigshoffen est situé au bord de la terrasse loessique, qui dans sa partie nord offre une excellente terre à culture pour les céréales et vers le sud domine la vallée de la Bruche, dont les nombreux méandres fertilisent les jardins et les prés. On peut supposer que la tradition maraîchère du faubourg remonte à l'Antiquité. Il paraît vraisemblable que la Bruche, qui servait saisonnièrement pour le flottage du bois, transportait aussi jusqu'aux canabae et au camp d'Argentorate des produits lourds ou fragiles; le faubourg pouvait ainsi connaître l'activité d'un petit port, avec ses aires de stockage et d'entretien des embarcations.

Le puit monumental fait de grandes dalles de grès découvert en 1988 au centre du faubourg, contre une aire engravillonnée correspondant à un carrefour ou peut-être à l'angle d'une place de marché, était certainement un puits public. Dans son remblai a été retrouvé le fragment d'un bas-relief représentant le dieu syrien Jupiter Dolichenus et sa parêdre, accompagnés de deux taureaux. Non loin de là, les vestiges d'un important mithraeum ont été mis à jour en 1911, lors de la construction de l'église protestante Saint­Paul. On peut observer que les découvertes de vestiges religieux relevant de cultes orientaux - mithraeum, bas-relief de Jupiter Dolichenus­ et topiques - autels dédiés au génie du vicus des canabae, aux Suleviae, génies féminins - se situent dans un périmètre restreint; cependant à l'exception du mithraeum, ces témoins ne se trou­vaient plus dans leur contexte mais dans les remblais de structures profondes (caves, fosses, puits), où ils semblent avoir été enfouis dans un acte superstitieux. A 300 m environ à l'ouest de ce secteur ont été recueillis des autels dédiés à des divinités du panthéon romain -Jupiter, Mercure et Bacchus. A l'extrémité du faubourg a été retrouvé un autel dédié à Epona ; le sanctuaire qui l'abritait devait marquer un carrefour ou la sortie de l'agglomération antique.

Le site de Koenigshoffen fut d'abord considéré exclusivement comme une nécropole, puis comme un "vicus satellite" séparé des canabae plus proches du camp. Les données archéologiques permettent de reconnaître aujourd'hui dans la route des Romains le decumanus maximus qui se prolongeait jusqu'à la porta principalis dextra du camp, Malgré l'inégalité de l'occupation des insulae, il est certain que l'ensemble des canabae ordonnées autour des artères principales, cardo maximus et decumanus maximus, constituaient au II' siècle une même agglomération civile, le vicus des canabae. Ce n'est qu'à partir du XIIIe siècle que l'aménagement de fossés défensifs, entraînant des creusements et abaissements successifs de la terrasse, d'où venait le danger, a formé l'ellipse insulaire qui isole le centre-ville et provoqué une lacune archéologique entre Strasbourg et son faubourg ouest.

Erwin Kern est ingénieur de recherche au service de l'archéologie d'Alsace

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

FORRER,R., Strasbourg-Argentorate, Strasbourg,1927.

HATT, J.-J., "Strasbourg romain", Hstoire de Stras­bourg des origines à nos jours, Dernières Nouvelles de Strasbourg, 1980.

KERN, E. "Koenigshoffen, le vicus/le faubourg", -12. Aux origines de Strasbourg, Musées de la Ville de Stras­bourg, 1988 ; "Strasbourg-Koenigshoffen (Bas-Rhin) ", Atlas des agglomérations secondaires de la Gaule Bel­gique et des Germanies, Actes du colloque de Blies­bruck-Beinheim/Bitche, 1992, Errances, 1994 ;"Stras­bourg-Koenigshoffen ", Bilan scientifique du service régional de l'archéologie, 1991 et suivants.